L’Express

François Mitterrand : les derniers secrets d’un président racontés par Anne Lauvergeon

Anne Lauvergeon le 11 octobre 2013 à Paris




Brindille sexagénaire, tonus survolté et bague en turquoise, Anne Lauvergeon, ancienne patronne d’Areva, alors numéro un mondial du nucléaire civil, pose son carnet de notes, le décale un peu. Là étaient les parapheurs, là l’oursin fossilisé, ses mains dépassant d’un chemisier volanté recomposent la topographie du bureau de François Mitterrand. Elle corrige, redresse. Voilà, nous y sommes. La feuille était exactement posée à cette distance, et le président de la République, pendant des mois, a travaillé, téléphoné, réfléchi, le regard aimanté par ce morceau de papier, encre bleu outremer, sur laquelle il avait écrit ces phrases prononcées, visage glacé, le 4 mai 1993 à Nevers, lors de l’enterrement de Pierre Bérégovoy, son ancien Premier ministre suicidé trois jours auparavant : « Toutes les explications du monde ne justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme. »Une année après ce drame de son second septennat, un jour de juin 1994, il a pris cette feuille. « Si je te la donne, tu la prendrais ? » « Je l’ai cachée comme un écureuil », s’étonne-t-elle, si bien qu’elle ne la retrouve plus. Quelque part dans son appartement parisien, dans un livre peut-être, un de ceux, nombreux, que le président lui a offerts, la feuille dort. « Enfouissement », suggère-t-elle, vocabulaire nucléaire. Elle écarquille les yeux sous sa frange quand on s’aventure à suggérer une lecture psy de cette cachette introuvable. Pourquoi lui donner à elle, à l’époque jeune mariée sans enfant, ces mots violents signifiant que la politique tue et la presse déchiquette ? Epaules haussées. Pourquoi elle ?Aîné admiré, aiméToujours cet été 1994, quelques instants avant un dîner avec Bill Clinton, promenade dans les jardins, François Mitterrand lui demande de choisir sa cravate. Premier étage, celui de ses appartements, « j’aimerais que tu me fasses une promesse, celle d’écrire un jour sur ces années, nos échanges, nos conversations ». Cravate rouge, promesse donnée. En 2015, elle s’y met, contrat signé. Elle patine, hésite – passé composé ou imparfait ? Neuf ans plus tard, le déclic, présent de narration. Voici La Promesse (Grasset), le récit de cinq années de complicité qu’elle voudrait surtout portrait d’un président « geyser de vie », « amoureux de sa propre liberté », aîné admiré, aimé, qui lui manque.Il la tutoie, la vouvoie, la nomme tour à tour « jeune mademoiselle », « madame le sherpa », « mademoiselle la scientifique », la console d’un chagrin amoureux, l’éprouve. La liste des empereurs d’Allemagne, celle des rois de France, des antipapes d’Avignon et puis sait-elle reconnaître les arbres ? « Je n’étais pas nulle et pas excellente, c’était parfait. » Elle dit gentiment aujourd’hui qu’elle aurait pu elle aussi – X-Mines, normalienne, agrégée de physique – lui en conter. Il la voulait nivernaise, comme lui. Dans un ascenseur à l’hôtel King David de Jérusalem, saurait-elle lui décrire la route pour se rendre de Cuzy à Donzy ? Plus tard, tout à trac, autre sommet international, quand soudain : « Avez-vous eu un grenier enfant ? »1990, à 31 ans la voici nommée chargée de mission pour l’économie internationale et le commerce extérieur. Elle rédige des notes, qui reviennent paraphées d’un « FM » approbateur. Il apprécie, le fait savoir. Les couloirs bruissent, jalousent. Elle s’en fiche, bête à concours et forte tête. Neuf mois passent, il l’informe qu’elle sera désormais tout à la fois son sherpa et la secrétaire générale adjointe. « J’ai remplacé deux hommes », sourit-elle. Il la veut à ses côtés, la somme de prendre le bureau contigu au sien – fini la planque du deuxième étage. Pendant cinq ans, ils travaillent séparés par une porte à double battants, collés. Elle voit chaque visiteur entrer, repartir. Quittant le président, c’est à elle qu’ils racontent l’entretien sommital. Elle sait tout, ne dit rien. Elle rit au souvenir de la visite de Valéry Giscard d’Estaing qui repart en se faufilant dans les salons du rez-de-chaussée, où il rencontre l’équipe de France de tennis qu’il salue avec grandeur, donnant à croire qu’il serait encore le roi de ce palais.Souvent, c’est François Mitterrand qui s’assoit en face d’elle, la questionne ou se tait. Ils apprendront à partager les silences. Il la questionne sur ses liens avec son père, comment son amour filial s’est façonné, une curiosité telle qu’il décline un déjeuner à la mairie d’Orléans au motif qu’il voudrait s’attabler chez ses parents à elle. Il l’emmène réveiller son épouse Danièle, lui assis sur la courtepointe, sa femme en pyjama sous la couverture, il l’assoit au centre des déjeuners avec sa fratrie, clan catholique bourgeois de droite, l’invite aux dîners rue de Bièvre le dimanche soir, famille officielle, elle encore dans la bergerie à Latché, elle autour de la table ronde dans les appartements de l’Elysée, elle grimpant dans la voiture officielle pour aller déguster une omelette au Mont-Saint-Michel, elle observant l’écrivaine Régine Desforges broder à bord de l’avion présidentiel, elle toujours marchant à ses côtés, impavide, dans le jardin des Tuileries, alors que court pour quelques heures encore l’ultimatum lancé à Saddam Hussein afin qu’il retire ses troupes du Koweït.Dans ces mémoires laudatives, quelques sailliesRécit d’un pouvoir politique révolu, antédiluvien, époque où la conduite de l’Etat et celle de quelques affaires du monde pouvaient encore se concevoir en maîtrisant, asservissant et suspendant le temps. Juillet 1991, le chef de l’État arrive en retard à un dîner du G7 à Londres, il a choisi de traverser, avec elle, Green Park à pied, les arbres y sont si beaux. « Mis à part la vie, le temps est sa matière favorite », écrit-elle. Il ne possède pas de montre, sur son bureau il a posé celle que l’explorateur Jean-Louis Etienne portait au pôle Nord, elle est arrêtée. Il peut déjeuner jusqu’à 17 h 30 avec le jury du Goncourt, réciter du Lamartine, jouer au golf, flâner, aucune vague de tweets scandalisés ne lui en tiendra rigueur.Elle défend tout de lui, louant au moment du dégel post-soviétique son exigence « d’une définition claire des frontières et des droits des minorités », l’admirant « d’avoir amorti autant qu’il l’a pu la brutalité de la mondialisation » comme d’avoir œuvré vigoureusement au rapprochement avec l’Allemagne et à la construction de l’Europe. Elle évoque rapidement le Rwanda et le génocide des Tutsis en 1994, regrettant de n’avoir pas pensé plus tôt qu’une visite du pape aurait calmé les esprits des deux ethnies ennemies, toutes deux catholiques, et dans ces mémoires laudatives, quelques saillies. Juin 1990, île Maurice, petit-déjeuner au Royal Palm, Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères, glisse que Michel Rocard prépare une campagne présidentielle, et « qu’un certain Cahuzac fait passer l’argent des laboratoires en Suisse ». Le ministre du Budget de François Hollande, condamné pour fraude fiscale en 2016, le dira en ces termes lors de son premier procès.Scène d’anthologie que celle d’Edouard Balladur, mai 1993, Premier ministre de cohabitation, cherchant différentes pièces de mobilier, dont une commode Louis XV, qu’il ne voit plus à leur place habituelle, celle qu’il connut sous Pompidou, curiosité grâce à laquelle elle comprend que celui-ci se voit déjà élu à la présidentielle de 1995. Et ces visites de François de Grossouvre, conseiller éloigné et amer, qui déboule dans son bureau lui enjoignant de fuir au plus vite, « ma petite Anne, des choses terribles se passent ici ».Avril 1994, un ami du conseiller aux chasses présidentielles, le docteur Soubielle, avertit sa cousine, conseiller presse à la présidence, des propos suicidaires et décousus du chasseur. Le président, alerté, le reçoit, prie le médecin de l’Elysée de se présenter au plus vite, est évoquée une hospitalisation immédiate de Grossouvre. Qui au même moment, à quelques mètres de là, se suicide. Les médecins du président nourrissent d’ailleurs les pages plus incroyables de ce document, tant y est décrite la guerre qu’ils se livrent, attisée par les silences joueurs d’un François Mitterrand persuadé que la rémission spectaculaire de son premier cancer en 1981 lui a donné, au prix de la douleur, les pleins pouvoirs sur le mal. La veille de sa mort, le président a prié Anne Lauvergeon de venir à son chevet. Elle répond passer le lendemain. Trop tard. « Il me manque », la dernière phrase de l’hommage qu’elle lui a promis. »La Promesse », d’Anne Lauvergeon, Editions Grasset, 384 p., 23 euros.



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Author : Emilie Lanez

Publish date : 2024-04-17 18:00:00

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